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La Révolte Chapitre 1

Publié le par Christophe

La Révolte

 

Roman

 

 

 

 

Seule est nécessaire la confiance dans les mots. Nous devons les regarder comme ces insectes qui voltigent autour de nous.

 

Abbas Beydoun

 

 

 

I

 

 

  La pluie tombait avec une rare violence ce jour-là, je m'en souviens très bien. Elle martelait le bitume, verticale, acérée, presque figée et sans aucune pitié, comme si elle avait voulu le pénétrer, le parasiter, l'engloutir. Une mise à mort. Puis le vent s'est mis à souffler, brusquement, venu de nulle part, hurlant sa colère infinie à travers les rues de la ville. Il dynamita instantanément le mur compact que formaient les gouttes d'eau, et le fit voler en éclats. Surprises, affolées, elles étaient impuissantes face aux assauts terribles de cette folle bourrasque qui les secouait avec rage dans tous les sens, les claquait contre les façades et les fenêtres, les plaquait furieusement au sol, et parfois même les faisait remonter vers le ciel.
  Le combat, inégal, assourdissant, ne dura que quelques secondes. Lassé de cet adversaire sans envergure, le vent reprit sa route, dédaigneusement, aussi soudainement qu'il était venu, laissant là cette pluie qui se ressaisit aussitôt, plus dense et plus noire que jamais, pour achever son travail.

 

 

  J'avais terminé ma journée depuis longtemps déjà, mais je n'étais pas rentré tout de suite au dortoir. J'étais descendu de la navette qui reliait l'Usine au métro, et j'avais laissé partir les autres ouvriers, restant seul dans le parc. Je m'étais éloigné de l'entrée de la station pour ne pas croiser les travailleurs de nuit qui viendraient bientôt nous relever. J'avais besoin de marcher un peu, sans réellement savoir pourquoi.
  Je contemplais de loin cette immense tour d'acier qui était le centre nerveux de l'Usine. Elle paraissait si imposante vue d'ici que j'avais la sensation, en l'observant, d'être cloué sur place, de marcher sans jamais avancer.
  Mais je ne pouvais détourner mon regard d'elle. J'étais, de toutes les façons, attiré par elle, captif du puissant magnétisme qui se dégageait de son incroyable structure de métal. J'étais, comme nous tous dans cette ville, sous l'emprise d'un envoûtement maléfique qui ne se romprait que le jour de notre mort.
  Je finis par me détacher d'elle, douloureusement, et je m'aperçus que j'avais laissé la station loin derrière moi. Je devais maintenant rentrer. La pluie, que je n'avais pas sentie jusque là, me ralentissait et me brûlait les yeux. J'étais trempé, j'avais froid. Le parc était presque désert. Seul un homme, un travailleur lui aussi, se dépêchait de rejoindre le métro avant le couvre-feu. Silencieux, tête baissée, furtif comme une ombre. Comme moi.
  Quand nous arrivâmes aux abords de la station, étrangement, nous nous arrêtâmes et jetâmes un bref coup d'oeil l'un vers l'autre. Nous restâmes à nous observer mutuellement quelques secondes à peine, mais j'eus l'impression inattendue d'échanger quelque chose avec cet homme qui m'était tout à fait étranger et qu'il me semblait pourtant reconnaître. Un lien mystérieux se tissa entre nous, une connexion électrique qui nous permit, l'espace d'un court instant, de nous comprendre. Elle réveilla alors en moi comme une question imaginaire, une réponse lointaine et oubliée, une étincelle de volonté à croire en l'autre, un appel à l'aide désespérément inconscient et qui survivait depuis bien longtemps dans l'infini réseau à jamais démantelé de ma mémoire.
  Cet ouvrier était plus âgé que moi, et il semblait déjà épuisé, abattu, presque fini. Il avait soutenu mon regard avec toute la force qu'il avait encore en lui. Mais celle-ci avait très vite perdu tout son éclat, et était aussitôt retombée dans l'obscur néant dont elle s'était échappée le temps d'un éclair. Il baissa alors la tête et me précéda sur le quai.
  Le métro faisait face à l'Usine, à l'autre extrémité du parc. Il y passait une rame toutes les dix minutes environ. Aucune pancarte ne mentionnait le nom de la station où l'on se trouvait, aucun plan n'indiquait la direction à prendre. Il fallait connaître son chemin.
  Le métro me permettait au moins d'être à l'abri de la pluie, même si un courant d'air glacé parcourait sans cesse les interminables couloirs souterrains qui rongeaient les sous-sols de la ville. Je m'assis sur un des bancs en pierre gelée qui longeaient la voie ferrée, me recroquevillant sur moi-même pour me réchauffer un peu. Je fermai les yeux pour me reposer. Reposer mon cerveau. Il me faisait mal. Tous les soirs. Il était prêt à lâcher prise à tout moment, à abandonner mon corps et me laisser seul ici, dans cette ville de silence.
  Depuis mon plus jeune âge je travaillais à l'Usine, comme manutentionnaire. C'était la seule usine de la ville, et tout le monde y travaillait. Les hommes passaient dix heures chaque jour à fabriquer ou transporter des caissons métalliques, et à les stocker dans des entrepôts. Les femmes faisaient la cuisine pour les ouvriers, entretenaient les locaux et s'occupaient des enfants. Tout le monde vivait de l'Usine.
  Moi-même j'y avais grandi, élevé et éduqué par ses professeurs, jusqu'à l'âge de dix ans, puis j'avais commencé à travailler pour elle. De petites tâches tout d'abord, puis la manutention des caissons une fois que ma taille et mes forces me l'avaient permis.
  Des années. Des années que j'errais comme un fantôme au milieu d'autres fantômes, tous identiques, résignés, silencieux. Je vivais dans une bulle hermétique, et je n'avais pas la force de m'en échapper. Comme les autres.
  J'ouvris les yeux. L'autre homme était là. Il marchait le long du mur en attendant la rame, essayant comme moi d'oublier le froid. Peut-être souffrait-il lui aussi. Ou bien attendait-il seulement sa chambre au dortoir, son lit, le sommeil, un peu de chaleur. Peut-être bien qu'il ne pensait à rien. C'était plus probable.
  La motrice arriva enfin. Une grosse machine sale, rongée par la rouille, aux vitres à moitié brisées et qui ne se déplaçait jamais sans son escorte d'étincelles jaunâtres et les hurlements métalliques de ses roues usées par le temps. Un engin d'une autre époque, d'une autre vie. Elle tirait plusieurs wagons aussi pauvres qu'elle, poussivement, sans jamais se reposer ni souffler depuis une éternité. Ici le métro est automatique, il n'y a pas de chauffeur.
  Je grimpai dans le premier wagon. Il était vide. L'homme me suivit et s'installa au fond d'un compartiment, sur une banquette dure et glacée. Il ne tarda pas à s'endormir, malgré le froid, malgré le bruit, malgré tout. Après cette nuit, je ne le revis jamais plus.
  Je restai seul éveillé. J'avais encore trente minutes de trajet avant de pouvoir manger un peu. J'avais faim. Mais il me fallait oublier cela. Cela et tout le reste. L'Usine était la seule image que nous avions dans la tête. Elle était la seule chose que nous connaissions. Nous vivions, dormions et mourions pour l'Usine.
  Ce jour-là, je n'avais peut-être pas eu envie de retourner là-bas avec tous les autres. J'avais marché quelque temps dans le parc, seul, alors qu'ils étaient rentrés aux dortoirs depuis longtemps déjà. Et j'étais resté planté là, à regarder l'Usine, séparé d'elle et pourtant si proche, comme si c'était la dernière fois que je la voyais. J'avais peut-être eu besoin de me nettoyer un peu, d'inspirer quelques bouffées d'air frais, de laisser couler la pluie sur mes cheveux, sur mon visage, sur mes vêtements. Pour oublier.
  L'autre homme aussi, certainement. Ou peut-être pas. Et à présent j'avais froid.
  La ville était déserte.

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