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La Révolte Chapitre 4

Publié le par Christophe

 IV

 

 

  Ce soir-là, j'avais regagné mon dortoir encore plus tard que l'autre nuit, mais je n'étais plus le seul. Beaucoup d'ouvriers avaient quitté l'Usine en même temps que moi. Apparemment, la direction avait décidé d'accélérer les cadences, de nous faire travailler toujours plus. Les hommes de jour rivalisaient presque avec ceux de la nuit. Pour la toute première fois, nous nous rencontrions enfin. Mais cela ne changea strictement rien à nos existences. Nous étions plus nombreux encore à souffrir ensemble, c'est tout.
  De jeunes enfants étaient arrivés un matin sur les chaînes les moins pénibles. Ils remplaçaient les hommes qui avaient été affectés à d'autres postes, plus épuisants et plus dangereux. Il fallait produire plus, le monstre avait de plus en plus faim. Pourquoi?
  Je n'en savais rien, et je ne voulais pas savoir. Je n'avais pas la force de comprendre. Je sentais seulement que l'appétit insatiable de la bête finirait par nous dévorer tous, jusqu'au dernier.

 

 

  Je traversais le parc, lentement. Le vent faisait tourner les dernières feuilles de l'automne dans l'air chargé de pluie. Elles virevoltaient autour de moi, formaient un manteau jaune et rouge qui m'enveloppait et se désagrégeait juste après. Certaines restaient collées à mes vêtements et à mon visage.
  Bientôt je me retrouvai à nouveau seul dans le parc. J'avais faim, mais je n'étais pas pressé. Je marchais le regard à terre. Je sentais, instinctivement, presque comme un animal, que quelque chose allait arriver.
  Une impression étrange m'envahit aussitôt, une impression que je ne connaissais pas. Mes pieds devinrent de plus en plus lourds, comme si une force magnétique voulait me retenir ici, une force plus déterminée que moi. Des frissons commencèrent à me parcourir le corps, mais je savais que ce n'était pas le froid. Une peur silencieuse, attentive et reptilienne prenait lentement possession de tout mon être. Elle s'enroulait autour de mes jambes, remontait mes entrailles, légère, prostituée, comme une danseuse hypnotique. Perverse et séductrice, elle prenait tout son temps pour atteindre mon coeur, qui se mit à battre cruellement. Je fermai les yeux, je fermai les poings. Incapable du moindre mouvement, incapable même de la moindre volonté, dans ce tourbillon de feuilles qui me harcelaient, se moquaient de moi, j'attendais.
  Puis le vent retomba, brusquement, et la ronde macabre des feuilles cessa instantanément. J'étais encore en vie. La peur aussi avait disparu, comme par enchantement. Mes poumons réclamèrent soudain de l'oxygène. Ils en avaient besoin. J'inspirai rapidement de grandes bouffées d'air, successives, salvatrices, puis je rouvris les yeux.
  Elle était là.
  Assise sur un banc, à quelques pas de moi, elle regardait droit devant elle, sans ciller. Ni le vent ni le froid ne semblaient avoir d'emprise sur sa personne. Les mains posées sur les genoux, elle fixait de ses grands yeux noirs l'étendue sombre du parc. Elle paraissait triste. Malgré la nuit qui tombait, je pouvais encore discerner son visage. Je ne l'avais jamais vue auparavant. Elle était jolie.
  Je ne savais pas comment elle était arrivée ici, ni pourquoi elle était assise là, devant moi. Cette soudaine apparition me laissa un sentiment curieux, comme un agréable malaise. Je n'osai plus bouger, seulement la contempler. Ma respiration devint plus régulière, et mes poings se détendirent à nouveau. Je redevenais un peu plus moi-même à mesure que les secondes passaient.
  La jeune femme se leva, s'approcha lentement de moi et me prit la main. Ses doigts pénétrèrent les miens, délicatement mais avec une forte pression, et la douceur de sa peau contre la mienne finit par m'arracher à ma stupeur. Je n'avais encore jamais éprouvé une telle sensation, et j'en fus très surpris. J'étais très inquiet aussi.
  En fait, je n'avais encore jamais touché la peau d'une femme. C'était ma première fois, et je ne savais comment réagir. Je restais très troublé devant cette mystérieuse créature venue de nulle part, sans vraiment comprendre pourquoi. Mais je n'avais peut-être pas très envie de comprendre. Mon coeur, mon ventre me lançaient des signaux inconnus, inédits, et pourtant il me semblait les savoir depuis toujours.
  Nous étions tous deux immobiles dans la froidure de l'automne, dans ce parc vide de sens, deux êtres statufiés par le vent glacé de la nuit et qui n'avions rien d'autre que d'être là, rien d'autre que ce lien fragile qui nous unissait, deux mains aux doigts entrelacés, deux mains comme une force invisible qui nous poussait vers quelque chose que nous ignorions, et qui nous attirait en même temps.
  Son regard se posa dans le mien. Ses grands yeux tristes et noirs s'illuminèrent l'espace d'un instant, et je compris tout à coup ce que je devais faire, ce qu'elle attendait de moi.
  J'étais terrifié.

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