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La Révolte Chapitre 5

Publié le par Christophe

 

V

 

 

  L'usine était le coeur de la ville. Une gigantesque tour d'acier, sinistre, démesurée, en était la pièce maîtresse, poutrelles énormes enchevêtrées les unes dans les autres, pour laquelle le métal en fusion coulait jour et nuit comme du sang rouge et noir, épais, suffisant, prospère. C'était une ogresse monstrueuse, une déesse malveillante qui réclamait sans cesse son tribut aux hommes, se nourrissait continuellement de la chair de la terre, engloutissait quotidiennement des tonnes de fonte, sacrifiait chaque jour des existences mécaniques.
  Un fleuve serpentait au nord, un fleuve noir et poisseux, tranquille et silencieux comme un interminable convoi mortuaire. Un ruban continu de péniches déchargeait du minerai brut ou des montagnes de ferraille rouillée sur les quais et repartait chargé de caissons, lentement, sans bruit, vers le sud.
  Des bâtiments presque en ruine formaient un U carré devant la tour et encadraient une cour immense et triste où jouaient les enfants pendant leurs périodes de récréation, ou bien servait de lieu de rassemblement aux ouvriers, quand la direction avait à leur parler. Celui de gauche faisait office de dortoir et de lieu d'instruction pour les enfants, celui de droite était réservé aux femmes. Quant à l'édifice frontal, il abritait les services administratifs de l'Usine.
  Un grand porche ogival creusé au coeur de la bâtisse, embrasure noire et béante comme la porte des Enfers aspirait chaque matin la moelle essentielle de ces hommes, et les recrachait le soir, usés et vidés, poursuivait son oeuvre avec les travailleurs de nuit et se délectait de cette torture infinie. Et plus la bête mangeait, plus elle avait faim.
  Le parc s'étendait à perte de vue devant l'Usine. Des navettes le traversaient régulièrement, de part en part, et permettaient l'accès au métro. Quelques arbres plantés çà et là sur des espaces presque verts et pelés en grande partie protégeaient comme ils le pouvaient des bancs d'un autre âge. En bordure du parc, longue de plusieurs dizaines de kilomètres courait la voie ferrée souterraine sur laquelle la vieille motrice faisait ses allers et retours, machinalement, et s'arrêtait devant chaque dortoir réservé aux ouvriers. Ces dortoirs encerclaient la ville, comme un rempart délabré et infranchissable. Ils étaient très nombreux, et des milliers d'hommes y survivaient.
  Au-delà de cette enceinte, à l'est et à l'ouest, de vastes champs et pâturages nourrissaient les travailleurs de l'Usine, où d'autres hommes s'échinaient chaque jour à apaiser la faim de ceux qui tentaient vainement de satisfaire la boulimie du monstre de métal. Après, personne n'avait jamais su ce qu'il y avait.
  L'Usine était de dimension inhumaine, et la ville, avec ses terres cultivées, était grande comme un département d'autrefois. Et les hommes avaient oublié depuis longtemps quand tout cela avait commencé.

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