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La révélation de Conrad-Part I

Publié le par Christophe

   Quand Jacques Conrad sortit de l’hôpital, il alluma d’abord une cigarette. Il ferma les yeux, puis aspira une large bouffée qu’il laissa pénétrer jusqu’au fond de ses poumons, avant de souffler ce qui en restait vers le ciel. Il sourit pour lui-même, comme un imbécile. Il aurait même chanté la Traviata en japonais, s’il avait jamais su chanter. Il l’attendait depuis des jours, cette foutue volute, et elle faisait du bien par où elle passait. Il tira sur sa cigarette à plusieurs reprises, comme une femme enceinte en pleine délivrance. Son mégot se changea en une carotte incandescente, d’un rouge vif comme jamais.
 
Jacques écrasa son mégot sous sa semelle, reprit son sac et se dirigea vers un taxi. Fuir cette tôle au plus vite. Trois semaines enfermé dans une chambre surchauffée, sans air, sans alcool et sans clope, rien que des programmes télé débiles qui font la fortune d’animateurs déglingués et d’annonceurs publicitaires sans imagination. Et des femmes en blouse blanche ou rose, indifférentes à vos avances mais toujours souriantes, dévouées, épouses fidèles et mères attentives avant tout, loin des petites salopes des films porno qui vous chevauchent comme des folles de rodéo au moindre clin d’œil. Mais la vie, ce n’est pas du cinéma. Et Jacques Conrad en savait quelque chose.

 

-Tiens, Jacques Conrad, le bienheureux. De retour parmi les vivants ?
-Ouais. Salut Willy.
  Gros Willy toisa Conrad du regard, et grimaça un bon coup. Il était salement amoché, le gamin.
-Ben mon vieux, on peut dire que t’es arrangé ! Et que t’en as une sacrée paire pour te ramener ici après tout le merdier que t’as foutu dans le coin.
-T’occupe. Sers-moi un double avec une bière.
-A l’Irlandaise, hein ? T’as pas perdu les bonnes habitudes…
-Donne-moi des cigarettes aussi. Des brunes, fortes. Trois semaines que j’ai rien fumé. Putain d’hosto. On peut ni boire ni fumer, et ils te refilent leurs saloperies de microbes qui traînent partout dans les coins, sans te demander ton avis. Lola est pas là ?
-Pas encore mon gars. Elle sera chez Tony ce soir, comme d’habitude. Et puis entre nous, j’y toucherais pas trop à la p'tite, si j’étais toi.
-T’occupe, j’te dis.
-Comme tu veux, mon gars. Comme tu veux.
 
Gros Willy retourna à ses occupations, désabusé dans le fond, et Jacques alluma une autre cigarette. Il n’était pas encore rentré chez lui, mais il n’était pas pressé. Son deux pièces sans lumière ne lui manquait pas plus que cela. Ce qu’il voulait avant tout, c’était revoir Lola et régler une bonne fois pour toute ses problèmes avec Antoine.
 
Antoine et sa clique de gorilles prêts à tout et n’importe quoi pour une rasade de whisky ou un peu de fric vite gagné, plus vite claqué encore. Il se fait appeler Tony, ce petit merdeux. Ca fait plus Italo-Américain. Il se prend pour un parrain, ce con. Avec sa grosse bagnole, ses montres en or et ses poules de luxe au rabais, il se la joue Henri Hill à la petite semaine. Mais pour faire le play-boy, encore faut-il avoir la gueule de l'emploi. Et c’est loin d'être ton cas, Antoine Lavandier.
 
N’empêche, pour le moment, il te tient, et comme il faut, mon cher Conrad. Cent cinquante mille billets que tu lui dois, à ce salaud. C’est pas rien. Surtout quand tu les as pas.
 
Conrad vida ses deux verres l’un derrière l’autre, puis se dirigea vers les toilettes. Il fallait qu’il se purge de toute cette eau minérale chaude et amère qu’il avait bue à l’hôpital pendant ces vingt jours de purgatoire. Faire de la place pour des boissons plus humaines. Il se lava les mains et se regarda dans le miroir, au-dessus du lavabo. Ils ne l’avaient pas raté, c’est sûr. Sa joue droite était tuméfiée, et son œil gauche était encore bien violet, et pas encore ouvert. Il avait perdu deux dents. Sans compter les coups sur le reste du corps. Gros Willy avait raison. Il fallait mieux se faire oublier quelques temps encore, histoire de se refaire une beauté. Partir quelques jours loin d’ici, réfléchir un peu. Trouver une solution. Jacques le savait, et il comprenait. Mais il voulait revoir Lola.

 

  Conrad sortit de chez lui à vingt deux heures précises. Il avait pris une bonne douche, et dormi une heure ou deux. Sûr qu’il tomberait sur Tony s’il retournait au Club. Il y était tous les soirs, la boite lui appartenait.
 
Le Club était ouvert toute la nuit, huit jours sur sept, et Lola y travaillait comme entraîneuse. Elle était assez douée, d’ailleurs. Les clients aimaient être avec elle, et elle les faisaient boire en conséquence. Ils crachaient tout ce qu’ils pouvaient, mais jamais ce qu’ils voulaient. On ne s’appropriait pas Lola comme ça. Elle n’embrassait pas, ne se laissait pas peloter, ne suçait jamais et couchait encore moins. Malgré ces restrictions qui en auraient fait fuir plus d’un, Lola avait un réel succès avec les hommes. Ils aimaient être en sa compagnie pour boire un verre, passer un bon moment et se croire pour quelques heures les heureux veinards à qui tout réussit, les affaires et les jolies filles. Les habitués savaient à quoi s’en tenir, quant aux autres ils finissaient leur soirée dans les poubelles du trottoir d’en face, le nez éclaté et le portefeuille ratissé.
 
Il devait la voir, quelques minutes, avant de partir. Il passera par derrière, tant pis. Il demandera a Marcelo de le laisser entrer. Marcelo était assez sympa pour faire ça sans avertir Tony. De toute façon, il n’avait pas le fric, et à part le tuer pour de bon, Tony ne pouvait pas faire grand-chose d’autre.
 
Conrad frappa à la porte de service. Marcelo était à son poste, comme toutes les nuits, assis sur sa petite chaise, à moitié endormi. Son boulot l’emmerdait, mais il était un fidèle parmi les fidèles de Tony.
 
Il l’avait connu alors qu’il tétait encore les seins de sa mère, quand son père et lui braquaient les banques, les commerçants, les grandes surfaces et tout ce qui contenait de l’argent liquide dans le pays. Le jour où le père de Tony décida d’arrêter sa carrière de truand, aidé en cela par une balle de la police nationale logée en pleine tête, Marcelo promit de s’occuper du petit et de sa mère. Ce qu’il fit de son mieux.
 
Madame Lavandier épousa Marcelo six semaines après la mort de son défunt mari, et celui-ci prit en main l’éducation du petit Antoine. Tant et si bien que des années plus tard, Antoine Lavandier devint Tony le caïd de ces dames, chef d’un des plus rentables réseaux de prostitution et de drogue de la ville. C’était une très petite ville.
 
Et si Marcelo avait toujours considéré Antoine comme son propre fils, il ne lui avait jamais caché la vérité sur son véritable père. Antoine ne savait pas grand-chose sur son géniteur, mais il connaissait bien Marcelo. Du moins le pensait-il. Il le voyait comme un honnête gangster de province, capable d’un bon coup à l’occasion, mais avec trop de cœur pour être un vrai dur. Et quand Tony posa ses trop grosses fesses dans le confortable fauteuil du tout-puissant chef local, il garda Marcelo comme simple portier au Club, et encore, la porte de service, le vestiaire des filles comme l’appelaient certains.
 
Mais ce manque total de reconnaissance ne froissa nullement Marcelo. Il accepta sa mutation sans broncher, sans faire valoir je ne sais quel droit pour service rendu au milieu. Et même si Antoine Lavandier devait beaucoup à Marcelo, et malgré son attitude ingrate envers son mentor, celui-ci continuait à aimer Tony. De toute façon, il se faisait vieux, et la perspective de risquer sa peau dans la rue pour quelques billets supplémentaires ne l’excitait plus beaucoup. Il se contentait de son job de portier, comme ça, pensait-il, il gardait toujours un œil sur le petit Antoine, et continuait d’honorer, d’une certaine façon, la promesse qu’il avait faite à son père, il y a bien des années.

-Qu’est-ce-que tu fous ici toi ! Si Tony te met la main dessus, c’est pas à l’hôpital que tu finiras cette fois, mais directement dans la chambre froide !
-Ouais je sais, mais il faut que je voie Lola. Marcelo, laisse-moi entrer.
- Je ne peux pas ! Je devrais même pas te causer, je devrais être en train de te ramener par la peau des fesses à la table de Tony ! Alors tire-toi et fais pas de vague !
 
Jacques ne bougea pas d’un pouce et fixa Marcelo droit dans les yeux.
-Ok. Ecoute. Je pars pas tant que je n’ai pas vu Lola. Je ne bouge pas d’ici, quoi qu’il arrive, et maintenant, tu fais ce que tu veux, Marcelo. Je parle à Lola, juste cinq minutes, et tu ne me vois plus, tu ne m’entends plus, tu ne sais même pas que j’existe.
 
Marcelo hésita. Il devait avertir son patron de la présence de Conrad au Club, il le savait. D’un autre côté, il n’avait pas envie d’assister à ça, en tous cas pas ce soir. Et puis, il aimait bien la petite, et il ne voulait pas la mettre une fois de plus dans une situation merdique.
-D’accord, tu restes là, je l’appelle. Deux minutes, pas plus. Je risque gros, moi, avec ces conneries!
 
Marcelo s’éloigna vers le bar, les mains dans les poches. Il pensa qu’il en avait quand même, ce type, pour provoquer comme ça le patron sur ses terres. Mais pour une fille comme Lola, il en aurait certainement fait autant.
 
Cette pensée le ramena au bon souvenir de madame Lavandier. Elle aussi était très belle, à son époque, mais d’une beauté plus discrète, plus sauvage. Il fallait du temps et de la persévérance pour apprivoiser les charmes d’une telle créature. Mais quand l’animal était pris au piège de la passion amoureuse, rien ni personne ne pouvait se mettre en travers de son chemin. Marcelo fut aimé dans toute la démesure et la folie dont sont capables les femmes quand elle aiment. Il lui fallut pour cela attendre seulement deux ans après leur mariage.
 
Puis, avec le temps, la passion entre les deux amants s'était attendrie, puis endormie, pour finalement disparaître tout à fait. Alors madame Lavandier s'était mise à détester Marcelo, et à vénérer du même coup le Martini. Elle lui reprochait notamment d’être l’unique responsable de la mort de son premier époux, dont elle se sentait, à en croire ses interminables séances de lamentations éthérées, toujours amoureuse.
 
Madame Lavandier s’enfuit de chez elle un beau matin avec un jeune ouvrier du bâtiment, qui se trouvait être en fin de compte un trafficant de canabis, qui termina le plus beau flirt de sa vie en prison. On vit alors la femme de Marcelo au bras de multiples conquêtes, pendant l’année qui suivit, jusqu’au jour où elle demanda le divorce. Que Marcelo accepta à contre-cœur.
 
Mais il ne regrettait rien de tout cela. Il avait vécu là les plus belles et les plus intenses années de toute son existence. Maintenant il ne lui restait de ce mariage que quelques photos, des souvenirs plein la tête et un petit tabouret sur lequel son beau-fils l’autorisait à s’endormir tous les soirs, dans l’ambiance enfumée d’un bar de nuit. Non, vraiment, il ne regrettait rien, sinon que son ex-femme ne fût aujourd’hui plus de ce monde...

  Conrad alluma une cigarette. Il jeta un œil autour de lui, la ruelle était déserte. Il était très nerveux. Si un gars de Tony le voyait ici, il était dans de sales draps. Mais surtout il n’avait pas vu Lola depuis que Tony lui avait rappelé qu’un engagement pris envers lui devait être tenu dans les plus brefs délais. Lola n’était pas venue le voir pendant son séjour à l’hôpital, et ça, ça l’inquiétait plus que les gorilles de Tony.
 
Si elle l’aimait autant qu’elle le disait, elle aurait pu venir lui rendre visite, ne serait-ce qu’une fois, pour lui faire comprendre qu’elle était toujours auprès de lui. Mais non, rien. C’est vrai que les médecins avaient préféré cacher la véritable identité de Jacques, vu l’état dans lequel il était arrivé aux urgences, il y a trois semaines. Mais connaissant Lola, il savait qu’elle l’aurait retrouvé, et sans que Tony ne se doute de quoi que ce soit. Quelque chose n’était pas clair, c’était évident.
 
Sûrement que Tony avait fait pression sur Lola. Conrad n’avait toujours pas rempli sa part du contrat, et Tony n’était pas du style à laisser passer ce genre de détails.
 
Marcelo revint accompagné de Lola. Jacques eut un sourire en la voyant. Elle portait sa tenue de travail habituelle, une jupe noire très courte, des chaussures ouvertes à semelles compensées et un haut moulant assez transparent pour laisser deviner la pointe rosée de ses seins, des seins ronds et fermes qui donnaient à son petit corps une impression d’onctuosité délicieuse.
 
Jacques aimait les seins de Lola. Il ne se lassait pas de les caresser, de les embrasser, de les sucer tendrement, de leur parler même quand ils se reposaient, étendus sur leur lit de fortune, après avoir fait l’amour. Et Lola aimait ces attentions presque enfantines. Elles la rassuraient quant aux sentiments de Jacques à son égard. Elle fermait les yeux, posait une main sur la joue de son amant et souriait pour elle-même, tandis qu’il promenait ses lèvres douces sur sa poitrine.
 
Mais pour l’heure, elle ne souriait pas. Elle sortit dans la rue et entraîna Jacques un peu plus loin. Marcelo referma la porte, les laissant seuls sur le trottoir quelques instants. Jacques sentit un frémissement d’angoisse lui traverser le corps. Il voyait venir la mauvaise nouvelle. Lola regardait à terre, n’osait entamer la conversation. Conrad se pencha vers elle pour l’embrasser, elle tourna la tête.
-Lola, ma petite Lola ! Qu’est-ce-qu’il y a ? Pourquoi tu ne veux pas m’embrasser ? C’est ma tête qui te fait peur ? T’en fais pas va, encore quelques jours et j’aurais retrouvé ma gueule d’ange, celle que tu aimes tant !
 
Jacques essaya de sourire, d’être convaincu, mais il savait que c’était en vain.
-Réponds-moi, Lola mon amour. Qu’est-ce qui ne va pas ?
 
Lola leva les yeux vers Jacques, ils étaient secs et froids.
-Je ne veux plus te voir, Jacques. Tu m’entends ? Nous deux c’est fini !
 
En disant cela, Lola ressentit encore une fois les lèvres de Jacques embrasser son corps nu, elle eut un frisson imperceptible. Conrad ne répondit rien. Il regarda autour de lui, cherchant désespérément quelque chose à quoi raccrocher son regard, une bouée, un espoir, une contenance.
 
Il pensait avoir mal compris, mais il n’eut pas le courage de demander à Lola de répéter ce qu’elle venait de lui dire, d’enfoncer plus encore le couteau qu’elle venait de lui planter en plein cœur. Finalement ses yeux se posèrent sur cette jeune femme qu’il aimait plus que n’importe qui, cette jeune femme pour qui il avait failli mourir quelques jours plus tôt, pour qui il était devenu quelqu’un d’autre bien malgré lui. Aucun mot ne sortait de sa bouche.
-Tu m’avais promis, Jacques, tu m’avais promis ! A Tony et à moi ! Et tu n’as pas tenu ta promesse. Tout ce que tu racontais à propos de nous, notre amour, notre avenir, notre liberté, les enfants qu’on aurait eus tous les deux, plus tard, quand on serait installés dans notre maison, et tout le reste. J’y croyais, Jacques, je t’ai cru comme une folle ! J’avais tellement besoin d’y croire. Et puis regarde! Regarde-toi! Regarde-nous! Tu n’es plus rien, Jacques, et je n’ai plus rien à faire avec toi... Je suis désolée.
 
Lola baissa les yeux et se dirigea vers la porte du Club. Elle s’éloigna de Jacques en silence, ses chaussures claquant légèrement sur le bitume, mais ce bruit anodin sonna comme un glas assourdissant aux oreilles du jeune homme.
 
Elle frappa. Marcelo ouvrit. Conrad n’avait toujours rien dit. Puis il fit demi-tour et s’en alla, les bras ballants, sans se retourner, totalement assommé. La raclée qu’il avait prise n’était rien à côté du coup de massue que venait de lui infliger Lola. Et cette raclée, il l’avait prise pour rien ! Ce fut la première pensée qui lui vint à l’esprit. Il fut aussitôt consterné de l’avoir eue, du moins de l’avoir eue en premier.

 

  Conrad ouvrit la porte semi crasseuse de son appartement, jeta sa veste dans un coin, prit une bouteille encore assez pleine pour lui permettre d’avaler au mieux la pilule et s’affala dans son clic-clac multicolore, auréolé des nombreuses soirées passées sur sa mousse fatiguée à boire, à fumer et à faire l’amour à Lola.
 
Lola. Elle venait de lui en foutre plein la gueule, et ça lui faisait mal, beaucoup plus mal qu’un coup de poing américain signé Tony.
 
Conrad ne comprenait pas pourquoi elle en était arrivée là aussi vite, sinon que Tony l’avait menacée. D’accord, il aurait dû s’acquitter de sa dette, et depuis longtemps déjà, mais Lola savait que Jacques était sincère quand il parlait de l’aider. Il ne mentait pas, elle pouvait le lire dans ses yeux, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
 
Non, ce n’était pas possible, Tony était sûrement derrière tout ça. Tout à l’heure, quand Lola et lui étaient sur ce trottoir, il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, que les terribles mots sortis de la bouche de son amour, comme un juge sans cœur aurait prononcé une sentence irrévocable à l’encontre d’un innocent. Car Jacques se sentait innocent, surtout aux yeux de Lola. Innocent des griefs qu'elle pouvait avoir contre lui, innocent par les sentiments qu’il éprouvait pour elle, mais coupable en même temps de n’avoir pu les lui prouver comme il aurait dû.
 
Mais maintenant qu’il était seul, assis chez lui dans la presque obscurité, des détails lui revenaient en mémoire, des détails qui ne pouvaient pas tromper. La démarche lente de Lola, ses regards fuyants, son air écrasé, son attitude toute entière. Quelque chose clochait, Jacques en aurait mis sa main à couper.
 
Maintenant il la revoyait plus nettement, cette scène. Lola n’était pas elle-même quand elle lui avait dit qu’elle ne voulait plus le voir, que c’était fini entre eux deux. Plus il y repensait et plus Jacques avait la certitude que Lola avait été forcée de le quitter, qu’elle jouait un rôle, parce que Marcelo était là, derrière sa porte et qu’il la surveillait, comme quand elle était avec un client trop empressé, trop éméché et qu’elle lui faisait comprendre qu’il ne fallait pas aller plus loin, sous peine d’y laisser la santé.
 
C’était clair, Tony ne voulait plus qu’ils se voient. Il tenait Lola et il tenait Conrad dans sa main, et il pouvait faire de ces deux-là ce que bon lui semblait. Il était derrière tout ça, c’était évident.
 
Conrad eut une bouffée de colère qui monta en lui comme la lave sous pression d’un volcan en fusion. Il aurait tué ce salopard de Tony de ses propres mains s’il l’avait eu devant lui en cette minute. Mais son envie de meurtre retomba comme un soufflet manqué. Il savait au fond de lui qu’il n’était pas en position de jouer les héros, et encore moins de faire le con. Si Tony en était arrivé là, c’est qu’il pouvait le faire, c’est qu’il en avait le droit ; Jacques savait que tout cela était de sa faute, qu’il avait promis et qu’il n’avait rien fait. Il n’avait au fond que ce qu’il méritait. Et il avait beaucoup de chance, car à la vérité, il aurait dû perdre bien plus que quelques dents et une relation amoureuse dans cette histoire.
 
Une grimace douloureuse lui déchira le visage, son corps se raidit et des larmes de haine cherchèrent à s’évader, mais il se retint. Il inspira bruyamment par le nez et remit sa figure en place. Il ne voulait pas pleurer, pas ce soir.
 
Conrad prit la bouteille et but à même le goulot, sans se rendre vraiment compte qu’il buvait. Quand il la coinça de nouveau entre ses genoux, elle était à moitié vide. Jacques sentit la chaleur de l’alcool remonter ses entrailles pour atteindre lentement son cerveau, et le noyer dans ses vapeurs soporifiques. Mais l’image de Lola était toujours aussi présente dans son esprit. Le whisky ne parvenait pas à l’effacer, du moins pas encore. De toute manière, il n’avait pas du tout l’intention d’oublier Lola, ni de l’oublier ni de la laisser partir.
  
Il prit la bouteille entre ses lèvres et la vida d’un trait.
  Jacques Conrad était défiguré, abandonné, à moitié détruit et complètement saoul, mais il n’était pas encore mort.

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