Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La révélation de Conrad - Part V

Publié le par Kitouf

  Gros Willy rentrait chez lui, comme tous les matins à l’aube, pour aller se coucher. Le bar fermait à quatre heures trente, quand les derniers clients avaient enfin vidé leur verre et le sac à détails navrants de leurs existences ratées. Tous les mêmes, ces pauvres bougres. Des loques en costume-pour-bien-faire qui ne savent pas qu’ils ne pourront jamais lever une gamine qui tombe amoureuse de l’homme, qu’ils n’auront jamais la gueule ni l’allure de tous ces types à qui tout réussit dans les magazines spécialisés, cause méconnue de nombreux suicides inexpliqués, et qu’ils sont condamnés forever and ever à dormir à côté d’une bonne femme qui ne les font plus jouir depuis si longtemps, à travailler pour un patron qui promet toujours et ne concède jamais, à supporter des gosses qui les dépouillent sans vergogne parce qu’ils n’ont pas demandé à venir au monde, et à se persuader une fois par mois dans les vapeurs d’un whisky tiède et hors de prix que peut-être, un jour, on ne sait jamais…

  Gros Willy secoua légèrement la tête en souriant, comme pour évacuer en douceur ces tristes pensées, les mêmes chaque matin, et se prépara mentalement à apprécier déjà le pouce café qu’il allait s’enfiler avant de s’endormir.

  C’est à ce moment là qu’il aperçut la jeune fille, allongée sur un banc, dormant presque à poings fermés, la tête posée sur son coude replié. Gros Willy s’approcha doucement d’elle, sans faire de bruit. La demoiselle ne devait pas avoir plus de seize ou dix-sept ans, et il la trouva très jolie. Son visage était parsemé de petites tâches de rousseur, et de légers tics nerveux faisaient bouger ses paupières et remuer imperceptiblement ses lèvres, charnelles à souhait et dessinées avec une précision diabolique. Sa respiration était courte et saccadée, comme si elle était en train de faire un mauvais rêve. William n’osa pas la réveiller. Et d’ailleurs, pourquoi l’aurait-il fait ? Ce n’était pas la première fois qu’il croisait quelqu’un qui dormait dans la rue.

  Mais cette fille n’était pas une sans domicile au sens le plus triste du terme, cela se voyait tout de suite. Elle n’était pas maigre et sale comme les autres, et ses vêtements étaient comme neufs. Ce devait être une fugueuse, encore une de ces petites pestes qui ne supportent plus leurs parents, le lycée et le stress incompris des adolescentes. Elle devait être à la rue depuis quelques jours seulement. Cette idée poussa William à poser sa grosse main sur le bras de la jeune fille endormie. Celle-ci se réveilla en sursaut et poussa un cri de surprise.

  -Calme-toi, ma belle, calme-toi. T’as pas besoin d’avoir peur, je ne suis pas de la police.

  C’était la première phrase qui vint à l’esprit de Gros Willy, et il se trouva très con de l’avoir dite comme ça, sans réfléchir. La jeune fille se redressa d’un coup et regarda ce vieux monsieur avec des yeux aussi grands que sa frayeur. Elle fut secouée par de violents frissons qui lui causèrent une douleur vive à l’arrière du crâne. Elle ne savait plus très bien où elle était. Elle regarda autour d’elle et se rappela, en un bref instant, comment elle avait fini par trouver le sommeil sur ce banc, il y a quelques heures à peine. Puis son beau regard noisette se porta à nouveau sur cet inconnu qui la dévisageait en silence depuis plusieurs secondes maintenant.

  -Qui êtes vous?  

  -Je m’appelle William, ma belle, mais tu peux m’appeler Gros Willy, comme tout le monde dans cette ville. Je travaille dans un bar pas très loin, et je rentrais chez moi quand je t’ai vue. T’avais pas l’air d’une SDF, alors j’ai voulu savoir ce que tu faisais ici, c’est tout.

  -Je dormais. Je suis fatiguée.

  -Qu’est ce que tu fais dans la rue, petite? T’as perdu tes clefs? Tu es partie de chez tes parents? Ils habitent où, tes parents?

  L’adolescente ne répondit pas. Elle ne connaissait pas cet homme, et elle ne l’aimait pas, elle en avait peur. Pourquoi posait-il toutes ces questions ? Etait-il à sa recherche pour la ramener chez elle, chez ses parents, ou bien voulait-il autre chose? Un sentiment de terreur lui glaça soudain les entrailles, elle voulut se lever et s’enfuir, mais ses jambes refusèrent d’obéir. La jeune fille chercha alors quelqu’un du regard, une personne qui pourrait l’aider à se débarrasser de ce vieux bonhomme qui restait là, sans bouger, attendant qu’elle dise enfin quelque chose.

  Mais il n’y avait personne dans la rue. Le jour finissait de s’étirer derrière l’église qui se trouvait de l’autre côté du square. Une voiture passa. Ses phares éclairèrent un instant les fourrés qui séparaient la jeune fille et Gros Willy de la route, puis tout redevint sombre. Un lampadaire consciencieux projetait encore une lumière diffuse tout autour d’eux, mais suffisante cependant pour qu’ils puissent s’observer sans peine. Isabelle (puisque c’est ainsi qu’elle se nomme) fourra ses mains dans ses poches et serra très fort la couverture de son livre entre ses doigts.

   -J’ai froid, dit-elle. Elle scrutait le sol autour de ses chaussures, comme si elle espérait trouver une pièce de monnaie parmi les petits gravillons de l’allée. Elle n’osait pas regarder cet homme dans les yeux, elle craignait d’y lire son avenir, de comprendre qu’elle devait retourner auprès de ses parents. Elle avait peur de souffrir encore.

   -Tu peux pas rester ici, ma belle, lui dit William en essayant un sourire de circonstance. Tu vas avoir des problèmes si tu traînes dehors toute seule comme çà. Viens boire un café chez moi, j’habite tout près. On mangera quelque chose, et si tu veux tu me raconteras ton histoire, ou tu diras rien, mais au moins on sera au chaud.

  Isabelle hésitait. Elle grelottait, elle avait faim et plus beaucoup d’argent sur elle. Mais elle avait peur que cet homme ne lui fasse aussi du mal, comme son père. Elle se mit à pleurer, la tête toujours baissée vers le sol.

  Gros Willy se releva et serra le bras de la jeune fille.

   -Allez viens, dit-il en aidant la pauvre enfant à se mettre debout. N’aie pas peur, je ne te ferai pas de mal. T’as pas besoin de t’en faire.

  Isabelle resta encore un moment sans bouger, puis elle se décida à suivre malgré tout cet inconnu qui lui proposait un peu de réconfort. Elle se sentait soulagée et incertaine en même temps.

   -Comment tu t’appelles, ma belle ? demanda William.

   -Lola, répondit la jeune fille, en essuyant les larmes qui séchaient sur ses joues.

Commenter cet article