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La révélation de Conrad-Part IX

Publié le par Christophe

  L’histoire que Conrad avait en tête et qui le hantait depuis trois ans déjà, elle lui était venue comme ça, sans qu’il sût jamais comment. Mais elle était parvenue jusqu’à lui et ne l’avait plus quitté depuis.

  A cette époque, Jacques Conrad fréquentait Claudie, une jeune femme Luxembourgeoise qui poursuivait ses études de Lettres en France, dans la même université que lui.

  Alors qu’ils suivaient les mêmes cours dans les mêmes amphithéâtres, c’est dans un troquet étudiant de la vieille ville que Conrad et Claudie s’étaient rencontrés. Lui était assis à une table au fond de la salle et lisait devant un café froid L’insoutenable légèreté de l’être, qui avait pour mérite d’être un roman intelligent, fort bien écrit, et surtout non inscrit au programme littéraire de la fac. Elle, buvait un thé face à la baie vitrée et regardait en souriant ce jeune homme qui lisait son roman préféré, perdu dans sa lecture, indifférent au monde qui tournait sans lui, sérieux comme un pape, quelque part assez touchant.

  Il avait fini par lever la tête, sentant aux légers fourmillements dans sa nuque que quelqu’un l’observait. Il reconnut la jeune femme, qui le fixait avec un joli sourire sur ses lèvres, pour l’avoir déjà croisée, lui semblait-il, entre les gradins d’un quelconque amphithéâtre. Conrad avait rendu son sourire à la demoiselle, puis s’était installé à sa table. Ils avaient pris une autre consommation, puis avaient parlé, longtemps, de littérature (Kundera), de cinéma (Scorsese), de musique (Brel et Brassens), et d’eux-mêmes (Jacques et Claudie). Puis il étaient allés manger une pizza, le soir, dans un petit restaurant proche des quais, au bord du canal, et ils avaient passé la nuit dans la Peugeot 205 de Claudie, face à la Moselle qui scintillait sous les lampadaires de la ville et la lune de février, blottis dans les bras l’un de l’autre, après avoir fait l’amour sur la banquette arrière de la voiture.

  Claudie habitait un mignon petit appartement hors de prix dans le centre de Luxembourg. Aménagé avec goût, il devint très vite le petit nid douillet dans lequel Conrad et Claudie passaient le plus clair de leur temps, loin de la fac, des études et de la France. Conrad vécut cette période de sa vie sans trop se prendre la tête. Il avait de l’argent, une amie adorable, cultivée et très douée pour la chose, et un point de chute à l’étranger, note exotique non négligeable quand on est à la recherche constante d’un trompe routine comme pouvait l’être Jacques Conrad en ce temps-là.

  Les deux amoureux se promenaient beaucoup dans les rues de la capitale luxembourgeoise, arpentaient sans relâche le quartier des banques, celui des boutiques de produits de luxe, ne manquaient jamais de saluer la Grande Tempérance, statue de grosse femme colorée de Niki de Saint Phalle, place Emile Hamilius, visitaient tous les antiquaires du pays sans jamais rien acheter, sauf  une fois une réplique authentique de la figurine de L’oreille cassée que Conrad voulut offrir à un ami tintinophile, mais qu’il avait finalement gardée pour lui, par pur esprit de contradiction égoïste, car il n’était pas plus fan de Tintin qu’un autre, mais se plaisait à posséder un objet qui faisait la convoitise d’autres plus férus que lui des aventures du jeune reporter belge et de son fidèle compagnon à poils. Ainsi était une des facettes de Jacques Conrad.

   Jacques et Claudie allaient souvent au restaurant et fréquentaient presque tous les soirs les pubs du Ground, ce quartier en contrebas de la ville, au bord du fleuve, ou se retrouvaient la jeunesse locale, mais aussi les touristes allemands, hollandais ou anglais qui venaient là pour descendre quelques pintes de bière entre amis, chanter quelques hymnes rock ou folk en chœur ou en solo, jouer aux fléchettes, écouter des groupes venus de toute l’Europe, ou parfois se battre contre les supporters de l’équipe de rugby adverse, et retrouver un peu de leur pays et de leurs coutumes dans ce petit paradis fiscal où l’argent des uns était toujours le bienvenu et les secrets des autres toujours bien gardés.

  C’était un dimanche.

  Jacques et Claudie avaient profité de cette belle journée du début de mois de mars pour aller marcher un peu le long des remparts de la vieille cité, parmi les gens qui, comme eux, renaissaient à la vie, s’offraient à la douceur et à la tiédeur du soleil qui leur avait fait défaut durant les longs mois d’hiver passés. Ils avaient salué avec respect le palais ducal puis étaient allés boire un café sur la terrasse inondée de lumière d’un bistrot au charme moyenâgeux qui plaisait beaucoup à Claudie.

  Puis les deux jeunes gens étaient rentrés chez eux, avaient fait l’amour, avec beaucoup de tendresse, sur le tapis du salon, avant d’ouvrir une bouteille de vin et de passer un CD de Jacques Brel sur la micro chaîne de Claudie. Le son était de qualité assez médiocre, mais ils s’en moquaient un peu. Seule la puissance évocatrice de l’artiste comptait à leurs oreilles et à leur esprit.

   Ils buvaient, allongés à même le sol, en regardant le plafond blanc du salon, ou les masques indigènes et autres souvenirs accrochés aux murs, témoins des nombreux voyages que Claudie avait effectués en Amérique du sud, en Europe et en Australie, tout en parlant de poésie, de vin et de musique. Ils étaient bien.

  Claudie n’avait pas vraiment connu ses parents. Elle ne s’était rapprochée de son père que depuis quelques années à peine, et avait renoué des contacts avec son frère que depuis la mort de leur mère, survenue quelques mois plus tôt dans des circonstances assez troubles que la jeune femme n’avait pas voulu révéler à Jacques.

  Ca n’apporterait rien de plus à notre relation, disait-elle pour couper court aux interrogations du jeune homme, qui avait fini par laisser tomber le sujet, sentant qu’il risquait, en insistant parfois un peu trop, de perdre Claudie. Ce dont il ne voulait pas.

  Claudie avait donc vécu la majeure partie de son adolescence et de sa vie de jeune femme chez une amie plus âgée qu’elle, qui était professeur de Lettres au lycée français de Luxembourg. C’était elle qui avait donné à sa jeune amie cet amour des mots et de la musique qui la rendait si merveilleuse et si belle aux yeux de Conrad, lui qui ne suivait des études de Lettres que parce qu’il était convaincu qu’il ne pouvait et ne savait rien faire d’autre. Par pure fumisterie en fait.

  Le système universitaire, les profs, les étudiants, et toute la gymnastique pseudo intellectuelle qui s’articulait autour de ce triptyque bien pensant le déprimait à un point qu’il se demandait chaque jour pourquoi il ne foutait pas le camp de ces lieux de morfondure intense, qui ne lui apportaient que de longues migraines carabinées, d’interminables soupirs de désillusion et un spleen que Baudelaire en personne n’aurait pas su poétiser, tant il plombait les épaules et l’enthousiasme du jeune homme.

  Et les livres ! Ha les livres ! Les maudits livres ! Ceux qu’on lui imposait ! Il ne le supportait plus.

  Voir tous ces étudiants autour de lui ânonner en chœur cette culture officielle, sans aller chercher beaucoup plus loin que le bout de leur manuel scolaire, se contentant de savoir les livres que d’autres leur enseignaient afin qu’ils les transmettent à leur tour, plus tard, aux générations suivantes, ces livres qui leur assureraient avant tout une note acceptable à l’examen final, avec l’approbation bénédictine (paupières closes et sourire convenu) des anciens, rassurés de savoir que le manque total de curiosité qui fut le leur durant leur existence perdurera grâce à la non culture qu’ils avaient réussi à inculquer à la grande majorité de leur relève.

  Jacques se souvint de ce jour, c’était pendant un cours de littérature du 18ème siècle. Le professeur avait demandé à ses étudiants de citer des romans d’initiation, très en vogue en cette époque de révolutions en tous genre. Bien sûr, Jean-Jacques Rousseau et consorts furent évoqués à qui mieux mieux. Mais quand Conrad dit à haute et intelligible voix:

  -La philosophie dans le boudoir…, le professeur rentra aussitôt la tête dans les épaules en sifflant des chhhht ! chhhht ! chhhht ! on ne peut plus effrayés ! De toute évidence, ce cher Marquis de Sade n’était pas le bienvenu parmi l’élite de la littérature d’apprentissage du 18ème. Dieu sait pourtant tout ce que Conrad avait appris en lisant les œuvres érotico philosophiques du divin marquis.

  Face à la réaction effarouchée du garant du bon savoir institutionnalisé, Conrad avait haussé les épaules et s’était replongé sans vergogne dans le Septentrion si longtemps censuré de Louis Calaferte.

  Claudie avait fait découvrir à Jacques Conrad les quatrains d’Omar Khayam, ce poète perse du 12ème siècle qui en son temps chantait dans ses courtes pièces l’amour des femmes, la gloire des tavernes, du vin et de la vie.

  Lire Omar Khayam avait été presque une révélation pour Conrad, en tous cas, à chaque fois qu’il se plongeait dans son recueil, il était empli d’une euphorie jubilatoire qui le rendait plus joyeux qu’à l’ordinaire et l’invitait toujours à ouvrir une bonne bouteille de vin.

  Boire du vin en charmante compagnie, en plein milieu de l’après-midi, était un acte noble pour Conrad. Noble et artistique.

   L’insoutenable légèreté de l’être y était aussi pour beaucoup. Tomas et  Sabrina étaient de véritables modèles de savoir-vivre pour Conrad. C’est à cette époque, et grâce à ces livres, que Conrad s’intéressa de plus près à l’histoire, aux vertus et à la philosophie du vin, curiosité qui ne le quittera plus alors.

  -Tu sais ce que j’aimerais, un jour ? dit Claudie à Jacques tandis qu’elle lui caressait doucement le torse, du bout des ongles.

  -Non. Dis-moi.

  -J’aimerais lire un roman dans lequel les mots seraient le personnage central. Une histoire faite avec des mots et qui parlerait des mots.

  En entendant cette phrase, Conrad ressentit comme un foudroyant vertige en lui. Une connexion se fit dans son cerveau à la vitesse de l’éclair. Claudie finissait à peine de dire sa phrase que Conrad possédait déjà en lui la trame complète de son histoire. Un film entier avait défilé devant ses yeux, le scénario, les décors, les personnages, la musique, la mise en scène, les travellings. Tout était là, et tellement évident !

  Conrad s’était redressé d’un seul coup, renversant un peu de son vin sur sa poitrine nue et sur le tapis, et bousculant Claudie qui ne comprit pas la réaction de son amant. Le jeune homme resta assis, tenant son verre à la main, sans bouger, respirant avec force, pendant un long moment, déconnecté du monde réel.

  Il n’entendit pas Claudie qui n’avait de cesse de lui demander s’il se sentait bien, s’il voulait se lever, marcher un peu, respirer un peu d’air frais…Mais Conrad ne répondait rien, ne voyait rien, ne sentait rien. Il était tout à l’histoire qui venait d’envahir son être. Il était tout étourdi par les phrases, les paragraphes, les chapitres qui s’alignaient dans sa tête à la vitesse de la lumière. C’était comme si son cerveau était relié à une machine à écrire interne, capable de retranscrire ses pensées au moment même où celles-ci lui venaient à l’esprit.

  Conrad se rappela furtivement ce roman de Stephen King, Les Tommyknockers, et se souvint qu’il y était question, à un moment donné de l’intrigue, d’une machine de ce genre, qui tapait tout ce que son auteur pensait et qu’elle pondait des livres les uns derrière les autres, comme ça, sans effort. Une drôle de machine, qui fonctionnait avec beaucoup, beaucoup de piles…

  Le jeune homme esquissa un sourire à l’évocation de cette anecdote, seule preuve tangible qui attestait qu’il n’était pas tout à fait parti du monde des vivants. Claudie fut rassurée, même si elle se trouvait surtout vexée du comportement de Jacques envers elle depuis de bien longues minutes maintenant.

  Le livre, son livre, se tenait là, devant lui, les pages tournant et tournant encore, comme si l’image du roman qui flottait devant ses yeux était plus le souvenir d’un livre réel qu’il aurait eu entre les mains que celui, imaginaire, qu’il venait d’écrire, de publier et de lire en quelques secondes à peine. Prodigieuse concrétisation de la chose abstraite.

  Soudain Jacques Conrad sauta sur ses pieds. Debout, nu comme un vers devant Claudie qui attendait un mot de son amoureux avant de se fâcher pour de bon, il but d’un trait le vin qui restait dans son verre, posa celui-ci sur la table ronde de la salle à manger, puis il prit Claudie dans ses bras et serra le corps de la jeune femme aussi fort que son état d’excitation littéraire le lui permettait.

  -Merci, murmura-t-il à l’oreille de Claudie, tout simplement.

  Et, sans rien ajouter, il prit le visage étonné et rougissant de sa bien-aimée dans ses mains, et y posa un long et sincère baiser. Le plus sincère et le plus reconnaissant baiser que Jacques Conrad eût donné de toute sa vie. C’était bien la moindre des choses.

  Grâce à cette femme, Conrad venait de trouver le véritable sens qu’il voulait donner à sa vie. Après toutes ces années d’errance intellectuelle, spirituelle et affective, il sentit qu’il venait d’atteindre le but qu’il avait cherché en vain depuis si longtemps.

  Son roman était là.

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