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La révélation de Conrad - Part VII

Publié le par Kitouf

  Isabelle venait d’avoir seize ans. Grande, mince, les cheveux blonds et les yeux couleur noisette, elle était vraiment une très jolie jeune fille. Quand Gros Willy l’avait trouvée ce matin là, à l’aube, endormie sur un banc public du square de la Liberté, emmitouflée dans une grosse doudoune noire, c’était là son seul bagage. Elle s’était enfuie de chez elle une semaine auparavant, parce qu’elle ne supportait plus les mains trop curieuses que son père ne cessait de promener sur elle et sa petite sœur Catherine. Chaque fois que sa femme s’absentait de la maison, cet honnête homme faisait valoir ses droits paternels sur ses deux filles, petites choses qu’il aimait  le plus au monde, comme il disait.

  Le jour où Isabelle s’est décidée à tout raconter, c’est à son professeur de Lettres qu’elle l’a fait. Il était gentil, le professeur de Lettres. Elle était certaine qu’il l’écouterait et qu’il lui viendrait en aide. Elle lui a tout déballé. Comment son père les prenait, elle et sa petite sœur, les allongeait sur le lit, les dévêtait, puis les caressait sur tout le corps, et les embrassait sur les cheveux, sur la bouche, sur les seins, sur le ventre et parfois même entre les jambes. Il disait que c’était normal, que tous les pères faisaient ce genre de choses avec leurs petites filles, mais qu’il ne fallait surtout rien dire à qui que ce soit, parce que c’étaient des secrets de famille, que tout le monde en faisait autant mais que personne n’en parlait jamais.

  Monsieur P. avait commencé ses petits jeux avec sa fille quand elle avait eu treize ans. Cela durait depuis trois longues années, plusieurs fois par mois. Son professeur l’avait écoutée attentivement, puis avait alerté le proviseur du lycée, qui avait à son tour convoqué la mère d’Isabelle à son bureau le jour même.

  Quand la jeune fille entra à son tour dans le bureau de monsieur le proviseur, madame P. se jeta sur elle en hurlant comme une sirène détraquée. En plus des gifles, des noms d’oiseaux et des promesses de pensionnat, la pauvre Isabelle eu droit à un sermon du chef d’établissement, qui lui expliqua que de telles calomnies à l’encontre de son propre père pouvaient lui valoir les pires ennuis, sans compter les retombées catastrophiques pour la carrière de monsieur P, médecin reconnu et respecté dans le quartier. Isabelle rentra chez elle avec sa mère, en larmes toutes les deux, sous le sourire désolé du proviseur, qui promit de veiller à ce que ce genre d’incident ne se reproduise plus dans son lycée.

  Isabelle n’avait pas dit un mot.

  La jeune fille s’enfuit de chez elle la nuit suivante, alors que ses parents et sa petite sœur dormaient enfin. La mère et le père avaient longtemps discuté dans le salon. Monsieur P. était fou de rage. Il avait beaucoup bu. Il avait maudit sa fille pendant des heures et  envoyée se coucher sans ménagement. Catherine s’était réfugiée dans son lit et s’était cachée sous son édredon. Elle ne voulait rien voir ni entendre. Elle sanglotait en silence.

  Isabelle, elle, écoutait. Elle avait tout entendu de sa chambre. Ils parlaient de lui faire voir un spécialiste, qu’elle devait sûrement être dérangée, qu’elle tenait ça de sa grand-mère, c’était sûr et certain, et qu’il fallait régler cette histoire au plus vite, peut-être l’envoyer loin d’ici pour quelque temps.

  C’est ce qu’elle fit, mais seule. Elle prit sa carte de transport scolaire, ses clefs, les cent vingt trois euros qu’elle gardait dans sa tirelire et partit loin de chez elle, effrayée et soulagée en même temps.

 

  Le premier endroit où se réfugier qui lui vint à l’esprit, ce fut la gare. Parce que c’est là qu’elle se rendait tous les matins pour aller au lycée, et aussi parce qu’elle voulait s’enfuir loin de chez elle, loin de tout ça, et ne plus jamais revenir.

  Elle arriva devant le hall en plein milieu de la nuit, et tout était fermé. Le rideau de fer était baissé, pour empêcher les clochards de passer la nuit à l’abri des intempéries. Isabelle se laissa glisser contre un mur, dans un coin sombre, pour ne pas être vue, et attendit. Une haie famélique la cachait plus ou moins des lumières de la route. Elle était garnie de papiers gras, de vieux mégots et de canettes vides. Les murs sentaient l’urine et les excréments. Elle regardait le parking des voyageurs en face d’elle, sans vraiment le voir. Elle entendait de temps à autre un train qui hoquetait derrière elle mais qui ne s’arrêtait pas. Le premier qui le ferait, elle monterait dedans, elle se le jura.  

  Isabelle pensait à son père. Pourquoi leur avait-il fait subir toutes ces choses, à sa petite sœur et à elle? Et pourquoi leur avait-il menti ? De toute évidence, comme les évènements s’étaient déroulés dans le bureau du proviseur, les attentions paternelles telles que les concevait monsieur P. n’étaient pas une habitude naturelle chez tout le monde. Isabelle le comprenait maintenant, mieux encore qu’elle ne l’avait déjà compris des années auparavant.

  Pendant ces trois années, elle avait cru ou fait semblant de croire son père quand il lui disait que tout cela était normal. Quand il la touchait, elle avait peur, elle trouvait cela répugnant, mais elle ne disait rien. Elle le laissait faire parce qu’elle croyait que les choses étaient ainsi, ou qu’elle avait commis une faute assez grave pour mériter une telle punition.  Elle consolait même Catherine, quand il arrivait à son père de porter son intérêt sur elle. Elles pleuraient alors ensemble, seules dans leur chambre, enlacées l’une à l’autre sur le petit lit, isolées du monde, pour mieux surmonter leur aversion, pour se sentir plus fortes, pendant que papa se servait un autre verre dans le salon.

  Isabelle pensa alors à ses camarades de lycée, à ces jeunes filles qui passaient leur temps à rire et à attirer le regard des garçons. Elle comprenait maintenant qu’elle avait été la seule à subir ce qu’elle avait subi, que d’autres jeunes filles de son âge n’avaient pas ce genre de problème avec leur père, qu’elles avaient eu droit à une enfance et une adolescence plus heureuse et épanouie que la sienne.

  Bien sûr, elles avaient certainement leur lot de soucis, le divorce des parents, l’éclatement de la famille, une mauvaise passe à l’école. Mais ce n’était pas grand-chose en comparaison des sévices qu’elles avaient endurés, Catherine et elle. Elle aurait donné n’importe quoi pour n’avoir à gérer qu’une séparation parentale, même douloureuse, ou un échec amoureux sans conséquence. Elle n’avait jamais eu de petit ami durant toutes ces années.

  Les garçons lui faisaient peur, elle savait ce qu’ils attendaient des filles, et elle n’était pas encore prête à le leur donner, à supporter cette souffrance supplémentaire. Le contact physique avec un autre la dégoûtait et la terrifiait. Quand un garçon l’abordait, et qu’il essayait d’aller plus loin avec elle que la simple amitié, elle s’enfuyait, en larmes, et elle pensait alors à son père. Elle revoyait son regard illuminé par l’excitation pendant qu’il la touchait et l’embrassait, léchait son corps de sa langue chaude et humide, passait ses doigts sur son sexe. Elle ne voulait pas qu’un autre lui fasse ce qu’il lui avait fait, lui, elle ne l’aurait pas supporté.

  La distance qu’elle mettait entre elle-même et les autres avait fini par lasser ces jeunes prétendants, qui se tournaient alors vers des filles moins farouches, et Isabelle se retrouva très vite seule, sans amis réels, avec pour seule compagnie le trop lourd secret que lui avait imposé son père.

  La nuit commençait à pâlir. L’air devint plus vif, et Isabelle se recroquevilla pour se réchauffer un peu plus. Dans une heure, la gare ouvrira ses portes. Alors elle montera dans un train pour quelque part, n’importe quel train pour n’importe quel endroit, pourvu que ce soit loin d’ici.

 

  Isabelle descendit du wagon et traversa le quai de cette gare nouvelle d’un pas vif. Celle-ci était grise et froide, de construction allemande. Elle datait de la seconde guerre mondiale, et était pleine de monde à cette heure. Un courant d’air glacé balayait continuellement les quais. C’était très désagréable. L’horloge mécanique indiquait huit heures trente deux.

  La plupart des gens sortaient des transports régionaux et se rendaient à leur travail.

  La jeune fille se dirigea vers le hall principal, où elle acheta deux croissants, puis se rendit vers la sortie. Le ciel était gris, et le vent presque aussi froid que sur les quais.

  Devant la gare, un énorme massif de fleurs circulaire représentait le blason de la ville. Il trônait au beau milieu de la place Charles de Gaulle, sans doute refaite à neuf depuis peu vu l’état impeccable de ses pavés.

  Des lampadaires noirs en forme de gros stylos à encre de luxe, se dressaient dans le ciel comme des sentinelles au garde-à-vous, têtes levées avec fierté vers les nuages. Celles-ci pivotaient de haut en bas, par une rotation de quatre-vingt dix degrés vers la droite, et la place s’éclairait automatiquement quand la nuit commençait à tomber. A l’aube, les colonnes d’acier amorçaient le mouvement en sens inverse et reprenaient leur forme longilignes jusqu’au soir. C’était là le clou du spectacle, et la plus grosse part de l’argent investi dans la rénovation de la place.

  Les lampadaires étaient signés Philippe Stark.

  Isabelle n’eut pas un seul regard pour ces petits bijoux de l’art contemporain. Elle contourna la place et se dirigea vers la brasserie la plus proche, pour prendre un café.

  Assise devant sa tasse, elle pensait à ses parents. Ils avaient dû remarquer son absence maintenant. Peut-être croyaient-ils qu’elle était partie plus tôt au lycée pour ne pas avoir à les affronter ce matin. Mais il s’inquiéteraient le soir, quand ils ne la verraient pas rentrer à la maison. Alors ils comprendraient qu’elle avait fait une fugue, et ils se mettraient à sa recherche. Après, ils appelleront la police. Mais Isabelle ne voulait pas retourner chez elle. Elle ne voulait plus revoir son père, et elle savait qu’elle aurait de gros ennuis si elle se retrouvait de nouveau face à lui, seule face à lui.

  Puis elle pensa à Catherine. Elle était seule aussi maintenant, seule et trop jeune pour affronter la névrose de cet homme et l’apathie de sa mère. Isabelle espérait de toutes ses forces que sa petite sœur surmontât avec courage les épreuves qui l’attendaient. Elle l’avait abandonnée, sans rien lui dire de ses intentions, mais elle n’avait pas eu le choix. Cette séparation forcée lui déchirait le cœur, car elle aimait Catherine plus que tout. Mais elle ne voulait pas prendre le risque qu’elle ne révélât tout à ses parents. Ce qu’Isabelle désirait avant tout, c’était mettre la plus grande distance possible entre elle et sa famille. Catherine devrait résister toute seule, en attendant que sa soeur pût la sortir de là.

  Des larmes coulèrent lentement sur les joues de la jeune fille. Le garçon de café, qui l’observait depuis quelques minutes, s’approcha d’elle et lui offrit un mouchoir en papier. Il demanda si tout allait bien. Isabelle répondit que oui, paya sa consommation et sortit.

 

  De la brasserie, la jeune fille prit la rue Ste Glossinde, au hasard, puis l’avenue Robert Schuman qui la mena sur la Place de la République, à l’Esplanade et aux deux artères commerçantes principales de la ville, la rue des Clercs et la rue Serpenoise. La plupart des grands magasins n’étaient pas encore ouverts, seuls les métiers de bouches et les cafés accueillaient déjà des clients. Quelques livreurs déchargeaient leur marchandise pendant les heures autorisées, sans prendre le temps de souffler.

  Isabelle parcourut une des deux longues rues pavées et bordées de magasins en tous genres, la tête baissée et les mains dans les poches de sa grosse doudoune.

  Elle arriva alors sur la place Saint-Jacques, presque déserte à cette heure. Cette place était rectangulaire, longue d’une centaine de mètres environ, et large de moitié. En son centre, une statue de la vierge, dressée là en l’honneur des soldats tombés pour la France en 1940, levait une main vers le ciel comme pour offrir à Dieu leur vie trop tôt enlevée. Les bars, les bistrots et les troquets, les restaurants rapides qui ceinturaient la place tournaient au ralenti, et les terrasses n’offraient pour l’instant leurs chaises vides qu’aux pigeons et à l’humidité d’une fraîche matinée d’automne.

  A l’autre extrémité de la place, un ancien cinéma qui peinait malgré tous ses efforts pour concurrencer les multiplexes monstrueux qui fleurissaient un peu partout en banlieue. A gauche, un passage donnait accès au centre commercial. Isabelle s’y engouffra.

  Un souffle d’air chaud accueillit la jeune fille en plein visage comme elle franchissait les portes automatiques. Les boutiques relevaient lentement leur rideau de fer, et les employés préparaient les étalages et les devantures censés retenir l’attention et l’argent des consommateurs.

  Isabelle se dirigea vers l’escalier mécanique et descendit au niveau inférieur. Au bout de la galerie, à côté d’un self-service chinois, elle vit un bouquiniste qui commençait sa journée. Isabelle entra. Elle aimait les livres. Ils étaient le seul remède efficace qu’elle connaissait pour oublier pendant quelques heures l’écœurement de son existence. Quand son père la laissait enfin tranquille, et après avoir digéré une fois de plus l’horreur de ses actes, elle ouvrait un livre et se plongeait de toute son âme dans ces mots qui la transportaient ailleurs, lui présentaient une autre vie, plus heureuse et plus belle que sa vie à elle.

  Elle aimait la poésie, parce qu’elle était seule capable de faire surgir des univers beaux et étranges à la fois, avec des mots communs, des mots de tous les jours. La banalité du quotidien devenait, sous la plume des poètes, un espace merveilleux qui réservait des surprises à chaque vers, offrait un monde où tout était possible, où il n’y avait pas de souffrance physique, seulement une élévation de l’âme qui la soulageait et la raccrochait au monde.

  Elle ne comprenait pas toujours le sens exact d’un poème, mais elle le ressentait profondément et lui donnait la signification dont elle avait besoin. Un poème était pour Isabelle le chemin ultime vers la liberté. La poésie lui permettait de s’évader chaque fois qu’elle en éprouvait l’exigence. Elle n’avait qu’à laisser glisser son imagination sur les mots qui se découvraient à elle pour faire taire les hurlements de détresse qu’elle n’arrivait pas à expulser, les tourments qui la ravageaient en silence parce qu’elle croyait que tout ce qu’elle avait enduré ces trois dernières années était normal, parce qu’elle avait cru son père quand il la rassurait, après lui avoir fait ces choses, parce qu’elle n’arrivait pas, malgré cette formidable colère qui la submergeait sans cesse, à détester tout à fait cet homme.

  Un jour, en feuilletant au hasard un recueil de poésie à la bibliothèque du lycée, elle avait découvert ces vers de Louis Calaferte :

 

On a vu la femme noire et sa fille cadette remonter

de la mer par l’allée du jardin

les paniers humides sous les bras

elles apportaient la pêche du matin

 

  Sans vraiment savoir pourquoi, ce quatrain s’inscrivit instantanément dans sa mémoire. L’après-midi même, elle le nota dans une page de son cahier de texte, la déchira et la mit dans sa poche. Il ne l’avait pas quittée depuis.

  Elle aimait le lire et le relire, régulièrement, chaque jour, quand elle ne se sentait pas très bien. Elle n’aurait pas su expliquer pourquoi ces quelques lignes lui avaient fait une telle impression, mais elle ne pouvait s’en séparer. Sa lecture lui évoquait aussitôt un pays lointain, ensoleillé, au bord de l’océan. Elle voyait d’énormes vagues d’écume se jeter sur une plage de sable blanc, jonchée de bouquets d’algues vertes et noires au lourd parfum aquatique chargé de sel, elle sentait le vent joueur aller et venir dans tous les sens, soulever de légers tourbillons de sable, puis s’en retourner agiter doucement les feuilles pennées des palmiers qui longeaient le rivage.

  Elle voyait un soleil encore bas qui se reflétait maladroitement dans le bleu miroir de la mer, et au loin, des bateaux d’un autre âge qui déchargeaient des milliers de poissons rutilants, frétillant encore dans leurs caisses de bois. Il y avait aussi une grande maison blanche, qu’un chemin de sable, bordé d’une fine barrière de bois vermoulu, reliait à l’océan. Une femme approchait de la maison, et rentrait chez elle, avec sa petite fille.   Elles avaient fait leur marché et s’apprêtaient à préparer le repas de midi. L’enfant aidait sa maman du mieux qu’elle pouvait. Elle portait un panier rempli de poissons, un peu trop lourd pour elle, de ses deux petites mains, mais pour rien au monde elle n’aurait voulu qu’on lui portât secours. Elle était fière de se rendre utile, et sa mère lui souriait en retour, d’un sourire sincère et plein d’amour.

  Cette relation entre une mère et sa fille, cette complicité tacite, ce lien invisible et protecteur qui unit deux êtres du même sang, Isabelle ne les avait pas connus.

  Madame P. avait toujours été distante avec ses deux filles. Le fait de les avoir mises au monde dans la douleur, à deux années d’intervalle, lui suffisait pour se prétendre une mère attentive et une femme méritante. S’occuper de ses enfants lui avait toujours été un fardeau. Après son deuxième accouchement, à la naissance de Catherine, madame P. ne supportait plus sa vie. Isabelle avait alors deux ans et réclamait une attention constante, tandis que Catherine l’empêchait de dormir, à force de langes à changer et de biberons à donner, à toute heure du jour et de la nuit.

  De plus, cette jeune femme qui avait le souci constant de son apparence physique n’admettait pas que deux grossesses successives lui eussent endommagé le corps de cette façon. Ses seins n’étaient plus aussi fermes qu’avant, ses fesses s’étaient quelque peu développées, et son ventre, autrefois dur et plat était devenu plus flasque et strié de petites vergetures, qu’elle n’arrivait pas, malgré tous ses efforts, à faire disparaître.

  Et madame P. se rendit vite compte, pour son plus grand malheur, que ses deux filles avaient, en grandissant, hérité de sa beauté passée. Et cela, elle ne pouvait l’admettre. Car plus que comme ses propres enfants, elle les voyait maintenant comme deux petites voleuses cruelles et sournoises qui lui avaient ravi ce qu’elle possédait de plus précieux : un corps superbe.

  Et quand Isabelle et Catherine eurent l’âge d’aller à l’école, leur mère décréta qu’elle avait fait son travail, que ses enfants étaient élevés, et qu’à partir de ce jour elle mettait l’avenir de sa progéniture entre les mains de l’Education Nationale, et qu’elle même avait autre chose à faire, comme de rattraper le temps perdu.

  Madame P. se mit alors à sortir souvent. Elle retourna de plus en plus souvent à Reims, revit d’anciennes amies perdues de vue depuis son mariage avec Jaime, fréquenta divers instituts de remise en forme, en vain, et s'employa dans plusieurs associations bénévoles, toutes plus futiles les unes que les autres. Elle finit par fréquenter d’autres hommes, qu’elle épuisait des après-midi entiers dans des chambres d’hôtel toutes identiques et bon marché.

  Pendant ce temps, son époux faisait tout son possible pour s’occuper de leurs deux filles, tout en s’acharnant à asseoir sa réputation de jeune médecin généraliste, et à fidéliser au mieux une clientèle qui hésitait quelque peu à mettre ses petits ennuis de santé et ses feuilles de maladie entre les mains d’un inconnu de nationalité étrangère.

 

  Jaime Manuel P., fils de José P. et de Rosa Maria L., avait quitté Sabadell et son Espagne natale avec ses parents et ses deux petites sœurs en 1968. La famille P. avait passé la frontière pour la France, par une nuit de printemps, et avait trouvé refuge chez un vague cousin de Rosa Maria, ouvrier agricole dans une ferme du Roussillon.

  Felipe L. hébergea José, Rosa Maria et leurs trois enfants comme il put, dans le minuscule logement que son patron lui allouait, à côté de la ferme. Celui-ci ne vit pas d’un très bon œil cette famille d’émigrés, ne parlant pas un mot de français et ne connaissant rien aux travaux de la terre, s’installer dans ses murs et pouvant provoquer une visite malencontreuse des gendarmes chez lui.

  Car à coup sûr, ces gens-là n’avaient pas quitté leur pays et tous leurs biens pour rien, ils devaient certainement fuir quelques représailles ou méfait politique, suite à des affaires pas très propres qui auraient mal tourné là-bas, en Espagne. Néanmoins, il ne chercha pas à les renvoyer d’où ils venaient, mais donna une semaine à son ouvrier pour leur trouver un autre foyer, si possible assez loin d’ici.

  Felipe, qui ne voulait pas se mettre son patron à dos, se démena pour trouver un travail à José P. C’est ainsi que toute la famille fut envoyée, trois semaines plus tard, en Champagne, à quelques kilomètres d’Eperney, pour y travailler le raisin.

  Ferdinand Martineau accueillit les étrangers avec une certaine bonhomie. Il avait besoin de bras supplémentaires pour faire tourner son exploitation, et il faut dire aussi qu’il n’aimait pas beaucoup Franco, à titre personnel. D’ailleurs, il n’aimait pas les dictateurs en général, depuis qu’Hitler lui avait demandé de venir travailler à titre gratis dans une de ses usines, là-bas, en Allemagne, en 1942. Ferdinand Martineau déteste travailler gratuitement. Pour lui, toute tâche mérite un salaire, quel qu’il soit. Il se jura, s’il en réchappait, de ne plus jamais faire confiance à un homme politique de sa vie. Ce qu’il fit.

  Monsieur et madame P. travaillèrent à l’exploitation, et on envoya les trois enfants à l’école du village. Jaime, alors âgé de dix ans, se retrouva en classe avec les tout petits, et apprit avec eux à lire et écrire le français. Le jeune garçon se sentit tout de suite à l’aise avec cette nouvelle langue qu’il n’avait pourtant jamais entendue auparavant. Il fit des progrès si spectaculaires en si peu de temps que les Martineau décidèrent, pour faire la nique au Caudillo, d’aider la famille P. à financer les études de leur aîné et de l’envoyer le plus rapidement possible à l’université la plus proche, où il pourrait faire sa médecine et devenir quelqu’un d’important.

  A vingt ans, Jaime s’inscrivit en première année et poursuivit des études plus qu’honorables, faisant la fierté des Martineau et de toute sa famille. Mais ce qui compta le plus pour Jaime, durant ces années universitaires, fut sa rencontre avec Madeleine.

  Madeleine était alors étudiante en deuxième année de droit. Ce n’est pas qu’elle ambitionnait de devenir juge ou avocate un jour, mais elle s’était dit que le meilleur moyen d’en épouser un était de le dénicher sur place. Au lieu de cela elle tomba amoureuse de Jaime P., un grand jeune homme frêle et timide, qui faisait involontairement craquer toutes les demoiselles du campus rien qu’en posant sur elles son doux regard de jeune fille romantique. Et puis, un médecin confortablement installé à Reims où ailleurs valait bien un homme de loi en vue.

  Les études de Jaime terminées, le jeune couple s’installa à Châlons-en-Champagne, où il y avait un cabinet de médecin généraliste à reprendre. C’était seulement provisoire, histoire de se faire la main sur des malades de petite province avant de prodiguer des soins appropriés et justement facturés à toutes les bonnes familles de la bonne société rémoise.

  Mais Madeleine comprit très vite que son mari n’avait pas vraiment l’intention de quitter son cabinet. Cette petite ville lui convenait parfaitement, il s’y sentait accepté et respecté. Isabelle et Catherine étaient nées ici, et il ne voulait pas les déstabiliser en s’installant ailleurs. Et puis il n’aimait pas vraiment les grandes villes et toutes les obligations auxquelles on ne peut se soustraire lorsqu’on y est un personnage influent. Jaime ne voulait pas devenir quelqu’un d’influent, il voulait juste être un bon médecin, un bon mari pour sa femme et un bon père pour ses deux filles.

 

  Isabelle acheta L’écume des jours et sortit du centre commercial. Une pluie fine s’était mise à tomber, mais elle n’était pas si désagréable que ça. La jeune fille marcha longtemps dans cette ville qu’elle ne connaissait pas, s’arrêtant devant les vitrines, essayant de s’intéresser aux divers articles qu’elles proposaient, laissant la pluie mouiller ses longs cheveux blonds et laver son visage, purifier sa tête et son corps de tous ces sales souvenirs qui n’en finissaient pas de la tourmenter.

  Les rues étaient plus animées que le matin, les gens sortaient peu à peu des bureaux ou des magasins et couraient se mettre à l’abri dans les cafés et restaurants pour déjeuner. Isabelle avait aussi un peu faim. Elle entra dans un snack et commanda un sandwich et un soda. 

  Elle s’installa à une table près de la fenêtre, dans un coin, pour être plus tranquille et regarder l’animation du dehors sans être dérangée. Elle aimait bien voir passer les gens dans la rue, assise derrière une baie vitrée. Elle s’amusait à observer les passants et essayait de deviner furtivement leur personnalité, leurs qualités et leurs défauts, en décryptant leurs vêtements, leur démarche ou l’expression de leur visage. Elle savait que beaucoup d’entre eux n’étaient pas vraiment ce qu’ils prétendaient être, qu’ils ne correspondaient pas à l’image qu’ils renvoyaient d’eux-mêmes aux yeux des autres.

  Elle avait compris cela depuis bien longtemps, quand elle voyait ses parents se comporter en société comme un couple parfaitement uni et amoureux, alors que les rares fois où ils étaient dans la même pièce, à la maison, ils ne s’adressaient plus la parole, quand ils ne se hurlaient pas dessus comme des enragés, que sa mère passait plus de temps avec ses amies ou ses amants, loin de sa famille, tandis que son père s’occupait de son cabinet médical ou de ses deux filles, suivant les horaires de consultation.

  Isabelle jouait aussi à ce jeu là depuis trois ans, et elle était très douée. Toujours tout cacher, toujours faire semblant, ne jamais rien laisser paraître.

  Pénétrer ainsi dans la vie de tous ces inconnus lui permettait d’oublier quelques instants sa propre existence, comme quand elle se réfugiait dans un livre. L’attitude ou la sensibilité des autres, c’était tout ce qu’elle avait pour ne pas sombrer complètement. Elle aurait tant aimé être quelqu’un d’autre, elle aussi, et passer pour quelques heures seulement de l’autre côté de cette baie vitrée. Pour de vrai.

  Isabelle sortit son livre du fond de sa poche et se plongea avec soulagement dans les pages étranges et poétiques des amours de Colin et Chloé.

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