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Le facteur n'est pas passé...

Publié le par Kitouf

  A l'époque lointaine (c'était au siècle dernier) où j'étais étudiant et que j'étudiais les belles lettres françaises, où que je croyais les étudier du moins, il m'arrivait, comme tous ceux de mon espèce, de trouver des petits boulots de-ci de-là afin d'arrondir les fins de mois et de me payer les innombrables cafés que j'ai pu avaler en ce temps-là.
  Entre autres métiers exercés, et il y en a eu des tas, il m'est arrivé de faire le facteur. Un vrai facteur, avec des sacoches pleines de courrier, de factures et de colis, et un vélo pour transporter et distribuer le tout aux bonnes gens de la commune où je sévissais.
  J'avais vingt ans, et je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Mais je vais vous raconter quand même.
  A sept heures moins le quart, du lundi au samedi, le camion postal arrivait et déchargeait un tas de sacs postaux, vous savez, ces gros sacs en toile de jute tout poussiéreux et qui sentent le vieux papier que nous devions ouvrir, nous les facteurs, et trier avec minutie avant d'enfourcher nos montures à roulettes et de partir faire notre tournée. Mine de rien, on ne croirait pas comme ça, mais c'est un sacré boulot...
  Et, une fois par mois, en plus du courrier, nous avions comme mission, nous les facteurs, d'apporter aux braves retraités leur pension mensuelle, et vous ne pouvez imaginer à quel point le passage du facteur était attendu ces jours-là.
  Je me trimballais sur mon vélo qui pesait dans les cent kilos, avec dans les poches des liasses de billets et des tonnes de pièces de monnaie, et j'allais, tout guilleret, tel le messie apportant la bonne parole et multipliant les petits pains, distribuer les maigres pensions aux quatre coins du village.
  Ces jours bénis étaient jours de fête, car tout heureux de toucher leur mandat, chaque bénéficiaire me laissait repartir sur mon vélo, non sans avoir lâché au creux de ma main une pièce ou deux comme pourboire, mais en plus et le plus souvent, un verre ou deux d'eau de vie pour célébrer l'évènement, ce qui signifie, vous l'aurez deviné, qu'au moins une fois par mois je rentrais de ma tournée aussi rond qu'une queue de pelle, beurré comme un Petit Lu, fumé comme un rat.
  Le circuit habituel de ma tournée devenait beaucoup plus long qu'à l'ordinaire, à force de zigzaguer sur ma bicyclette qui souffrait alors autant que mon crâne. Allez donc avaler, de neuf heures à midi, avec le ventre vide, une dizaine d'eau de vie différentes, toutes distillées "maison", et vous verrez un peu dans quel état vous serez.
  Un jour, nous étions en hiver, à l'aube des années 90, il faisait très froid, il pleuvait, j'étais malade, la goutte au nez, la tête en quatre dimensions, les yeux pleins de larmes, la poitrine fluette, un samedi matin, etc...Bref, j'avais envie d'être n'importe où sauf devant mes cases à courrier. Je toussais, reniflais, renâclais, je n'avais franchement pas envie de bosser ce matin-là. Je n'avais même pas envie de lire le France Dimanche de la semaine, c'est vous dire!
  Je voulais rentrer chez moi, et retourner sous ma couette, pour finir de mourir en paix. C'est alors que mon collègue d'antan, qui s'appelait Jean-Luc à l'époque, (et qui doit toujours se prénommer ainsi aujourd'hui) s'enquit de me remonter le moral, parce que c'était un bon gars rigolo toujours de bonne humeur, et aussi je pense parce qu'il n'avait pas très envie de se farcir ma tournée après la sienne.
  Alors l'ami Jean-Luc se retourna vers moi, ouvrit de grands yeux bleus globuleux et me dit en levant le doigt, d'un air prophétique:
  "Quand tu es facteur, qu'il neige, qu'il pleuve ou qu'il vente, qu'il fasse froid ou chaud, si tu es malade à crever ou pas, il y a un mot, un seul, que tu ne dois jamais oublier.
 -Lequel?, demandai-je la voix obstruée par une incroyable quinte de toux et le regard apitoyé.
 -Ce mot, c'est  "Mandat" ! Quand c'est le jour des mandats, tu ne peux pas être malade, parce que mandat, ça signifie pourboire, pourliche, galette, menue monnaie, et des coups gratis!
  Je suis parti d'un bon fou rire, et c'est vrai que ce jour-là, je suis parti faire ma tournée avec le coeur plus léger, le nez moins bouché et les poches bien remplies!
  Merci, l'ami Jean-Luc, pour ce précieux conseil que je n'ai pas oublié.
   

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