XI

Je revins à moi péniblement, sans me rappeler tout de suite ce qui s'était passé. Une brume épaisse étouffait ma mémoire, et il me fallut de longues minutes avant de réaliser pourquoi je me trouvais étendu dans l'herbe humide de la nuit, juste devant l'Usine.
Je me redressai, me frottai énergiquement le visage dans les mains pour me réveiller et je regardai autour de moi. Le paysage avait regagné sa place habituelle, plus rien ne dansait. La tour avait repris son activité malfaisante, et ses machines tournaient à plein régime. Les équipes de nuit devaient être à leur poste depuis longtemps déjà.
Je finis par me lever complètement, encore grisé par ma fiévreuse rencontre. Mes jambes avaient du mal à me soutenir, mais je parvins finalement à amorcer quelques pas. Je ne savais pas combien de temps j'étais resté ainsi, et je n'avais plus une seconde à perdre.
Je saisis une barre de fer au hasard sur l'amas qui me protégeait et me rendis sous la fenêtre. Je jetai un oeil autour de moi. Personne. J'inspirai profondément deux ou trois fois, puis je donnai plusieurs coups fermes et précis sur le chambranle qui céda presque aussitôt. La fenêtre s'ouvrit en grand. J'attendis quelques secondes pour écouter. Rien. Je lâchai ma barre pour escalader le mur du bâtiment, puis je pénétrai à l'intérieur.
Je me retrouvai dans un couloir assez sombre. Je n'avais pas de quoi m'éclairer, et plus rien pour me défendre. J'avançais prudemment, sans trop savoir où aller. Je respirais le plus silencieusement possible, pour ne pas me faire repérer, mais l'endroit paraissait désert. J'arrivai finalement devant un escalier qui prenait à droite et grimpait vers les étages. Je n'avais pas le choix. Je pris la montée.
Les gros nuages noirs qui assombrissaient le ciel depuis le matin commencèrent alors à se dissiper, et un semblant de lumière lunaire permit de me repérer plus facilement. En haut des marches, un autre couloir courait aux deux extrémités du bâtiment. De chaque côté des salles se faisaient face. Je ne pouvais les compter, mais il y en avait beaucoup. Je me décidai pour une, au hasard. Elle ne contenait que quelques tables, des chaises, et rien d'autre. Une deuxième pièce, puis une troisième, une quatrième, toutes. Elles étaient identiques. Je repris le couloir et grimpai à l'étage supérieur. Je trouvai là quantité d'autres pièces, toutes pareilles à celles du dessous. Excepté les tables et les chaises, il n'y avait aucun mobilier, aucun appareil, aucun document, nulle trace d'une activité quelconque. Des dizaines de salles pratiquement vides. Je ne comprenais pas.
Le point lumineux qui grandissait dans ma poitrine depuis plusieurs semaines semblait saisir la situation mieux que je ne le pouvais moi-même. Il envoya des signaux qui installèrent le doute au fond de moi. Quelque chose n'allait pas, mais je ne parvenais pas encore à définir précisément ce quelque chose. Je marchais le long du couloir, nerveusement, comme un animal captif, pour tenter de remettre tout ça en place dans ma tête quand je vis, accrochée dans une des pièces, une étrange reproduction qui occupait pratiquement tout un pan de mur. Je m'approchai pour l'étudier de plus près et tenter d'en saisir le sens, mais la nuit m'en empêchait encore. Je discernais cependant de nombreuses marques noires réparties çà et là sur un fond plus clair, reliées entre elles par des lignes courbes ou brisées, comme le schéma agrandi d'une étrange structure moléculaire.
L'ensemble de ces figures me donnait l'impression de quelque chose de fini, d'immuable. Le seul moyen d'en savoir d'avantage était d'attendre l'aube. C'était extrêmement dangereux, quelqu'un pouvait venir à tout moment. Mais je n'avais pas d'autre solution, et mon point de lumière était d'accord avec moi.
Je m'assis dans un coin de la pièce et patientais. Nul bruit aux alentours. Aucun gardien n'était encore venu. Personne n'avait même remarqué la fenêtre forcée, en bas. On aurait dit que la bâtisse frontale ne faisait l'objet d'aucune attention particulière. En tous cas, elle avait bel et bien l'air abandonnée.
Mais c'était impossible! L'Usine était gérée et dirigée depuis ce bâtiment. Toute la ville était administrée depuis ces bureaux. C'était ce que les professeurs nous avaient inculqué, lorsque nous étions enfants. Ils ne pouvaient pas être vides! Pourquoi nous auraient-ils menti? On devait certainement archiver le travail de la journée, les statistiques, les directives, les décisions quelque part! La tour, les ouvriers, le métro, les femmes, les enfants, leur instruction, le transport des caissons métalliques, le ravitaillement, les soins, toute la logistique qui assurait la productivité de l'Usine, tout cela ne pouvait s'effectuer automatiquement, sans que rien ni personne n'en soit aux commandes!
Et pourtant, plus je retournais ces éléments dans ma tête, plus je devais me rendre à l'évidence: l'Usine n'avait pas de direction! Je ne savais comment réagir devant cette inconcevable idée. Nous qui travaillions ici depuis tant d'années, qui obéissions aux ordres sans jamais rien dire étions vraiment les seuls à vivre dans cette ville? Si cela était vrai, pouvions-nous tout arrêter et nous enfuir sans représailles?
Je ne pouvais répondre à cette terrible question. Pourtant l'Usine continuait de fonctionner, cela ne faisait aucun doute, et il était incontestable que quelqu'un, quelque part, contrôlait notre production. Il ne pouvait en être autrement.
J'étais certainement le premier ouvrier à découvrir ce secret, et je ne pouvais en parler à personne. Je devais continuer seul.

Le jour finit par se lever. Les cumulo-nimbus de la veille avaient fait place à un ciel sans faille, seulement troublé par la faible clarté de l'aube naissante. Cependant, la lumière qui pénétrait les bureaux devint suffisante pour me permettre d'éclaircir enfin ce mystérieux dessin sur le mur. Je ne compris pas tout de suite ce que c'était, et encore une fois la pointe lumineuse vint à mon secours. J'examinais cette immense reproduction de trop près, j'avais pratiquement le nez dessus. Et, sans m'en apercevoir, je reculai de quelques pas. Soudain, ce que j'avais devant les yeux depuis plusieurs minutes prit, avec la distance, un tout autre sens.
Et, jaillissant de nulle part, une petite étincelle illumina mon esprit, et je suivis d'instinct les appels qu'envoyait mon guide intérieur: c'était une sorte de plan, la représentation géographique d'un endroit gigantesque qui m'était totalement inconnu. Il y avait des centaines de points noirs qui semblaient indiquer des lieux précis.
J'étais stupéfait de ma découverte. Jamais je n'aurais imaginé une chose pareille! Il existait donc, au-delà de nos frontières, un territoire tellement grand qu'il pouvait accueillir des centaines de villes comme la nôtre!
Et cette image en fit soudain jaillir une autre en moi, plus incroyable encore: la ville qui m'avait vu naître, l'Usine qui m'exploitait sans pitié depuis tant d'années, la tour infernale qui dévorait chaque jour une parcelle de ma vie se trouvaient quelque part sur cette carte! Tous les repères sur ce plan étaient autant de villes, d'Usines et de tours monstrueuses que celles que je connaissais! Nous n'étions tout à coup plus les seuls malheureux à souffrir en silence de l'ignoble machination qui nous retenait en otage depuis si longtemps! Combien étions-nous d'hommes, de femmes et d'enfants à subir ainsi la folie de ces industries fantômes apparemment livrées à elles-mêmes, de ces tours maléfiques, sentinelles implacables qui nous gardaient prisonniers de notre propre ignorance? Des millions, des milliards peut-être.
Je ne savais que faire. Je restais là, médusé par cette révélation qui bouleversait tout ce que j'avais pu croire jusqu'à présent. Voilà donc ce que la jeune femme du parc voulait ce que je sache! Voilà pourquoi elle m'était soudain apparue cette fameuse nuit d'automne, et pourquoi elle était intervenue tout à l'heure, ange bienfaiteur, alors que mon corps et ma raison étaient prêts à tout lâcher.
J'étais comme fasciné, incapable de détourner mon regard du mur, quand je remarquai un autre cercle, tracé à la main, plus important mais moins visible que les autres. Il se situait à l'extrémité sud-est du plan, et fort éloigné des autres points. Mon coeur se mit à battre plus fort, mes tempes me firent mal, et des larmes de nervosité me piquèrent les yeux. Je sus à ce moment précis ce qu'on attendait de moi: me rendre à cet endroit marqué d'un grand cercle. C'était là-bas que je découvrirais enfin la toute vérité.

Je n'avais plus beaucoup de temps, bientôt je devrais rejoindre mon poste dans la tour. Je redescendis en hâte les escaliers et regagnai la fenêtre. Le parc était toujours vide. Je sautai hors du bâtiment et guettai l'arrivée des ouvriers pour me mêler discrètement à eux.
Je n'avais pas dormi de la nuit, je n'avais rien mangé ni bu, pourtant je me sentais parfaitement bien, porteur d'une flamme nouvelle qui renforçait ma décision et mon courage.
Je repris mon travail, comme si de rien n'était. Je devais maintenant préparer mon évasion, mon départ pour un nouveau monde.

La Révolte Chapitre 11